Revues prédatrices : Sommes-nous face à un « univers alternatif »? ====================================================================== * Edward Harvey * Chad G. Ball On assiste présentement à une prolifération des publications soi-disant sur invitation et révisées par des pairs. Ce phénomène a surtout pris la forme d’une multiplication des revues offertes en ligne. On constate plus particulièrement une augmentation étourdissante du nombre de diffuseurs et de publications individuelles. Intuitivement, on serait tenté de croire que cela soit dû à une demande accrue de la part d’un nombre croissant de chercheurs qui se consacrent à des travaux de qualité, à l’expansion de la recherche et à des méthodologies uniques qui nécessitent des revues plus nichées. Or, en vérité, il y a un mobile économique non négligeable derrière la multiplication de ces revues. L’ample marge de profit de l’édition savante est un secret de Polichinelle. La marge bénéficiaire des plus grands diffuseurs de ce créneau s’harmonise avec celles de certaines des plus riches entreprises dans le monde1. Cela attire assurément sur le marché de nombreuses publications nouvelles qui ont souvent de faibles coûts d’opération et qui bénéficient d’une part, de l’absence quasi-totale de révision formelle ou par des pairs, et d’autre part, de la disponibilité des répertoires professionnels en ligne. Ce paysage a favorisé l’éclosion de journaux par milliers dans l’espace biomédical. Du simple fait de leur nombre, les revues devraient être en mesure de procurer éventuellement un véhicule approprié pour toutes les recherches importantes. Plus spécifiquement, on serait intuitivement porté à croire que les auteurs puissent publier plus facilement et que le lectorat ait davantage accès à ces publications. Malheureusement, cette vision utopique est bien loin de la réalité. En effet, plusieurs revues nouvelles sont peu motivées à exercer un contrôle rigoureux sur leur contenu. Elles sont même généralement qualifiées de « prédatrices ». Et on ne sera pas surpris qu’elles disposent de plusieurs plans d’affaires distincts axés sur la rentabilité et dont le signe le plus manifeste est l’imposition de frais éditoriaux malgré l’absence de processus sérieux de révision, de correction ou d’adjudication du contenu. On signale un nombre croissant de manuscrits publiés qui alignent des phrases sans queue ni tête ou parfois même des mots générés aléatoirement. La publication d’un manuscrit peut être suspendue jusqu’à ce que l’auteur ait versé des frais supplémentaires; on a aussi entendu parler de frais élevés imposés pour plagiat présumé2. Des travaux de qualité peuvent ainsi être retenus pendant des années en « révision », tant que les auteurs n’ont pas satisfait à ces exigences. Certains de ces journaux ont aussi pris en otage les sites Web de revues établies en imitant leur format; ils induisent ainsi les auteurs potentiels en erreur et disposent d’une réserve constante d’articles soumis pour lesquels ils peuvent imposer des frais. Le recrutement au sein des comités éditoriaux de jeunes membres facultaires et d’experts attachés à des universités bien en vue peut offrir une apparence de respectabilité. Nos boîtes de réception débordent malheureusement d’invitations à publier ou à devenir rédacteurs pour des revues qui ne s’intéressent qu’occasionnellement à notre champ de spécialité. Il devient plus difficile de distinguer les vraies revues spécialisées des revues prédatrices, surtout pendant les quelques premières années d’existence de ces nouvelles revues. Cela n’est plus aussi simple de se dire que telle ou telle revue est en « accès libre », étant donné que plusieurs journaux réputés publient selon le modèle Open Access. Nos résidents en particulier ont du mal à choisir le diffuseur à qui soumettre leurs manuscrits. Pour contrer l’afflux de publications prédatrices, il existe maintenant plusieurs listes des bonnes et des mauvaises revues (p. ex., liste de Beall des revues et diffuseurs prédateurs, listes blanche et noire des revues de Cabell). Le statut de quelques revues fait toujours débat, mais ces listes accessibles au public sont utiles. Elles fournissent aussi un bon indice des articles qui risquent d’avoir un certain poids dans les décisions médicales. Il faut absolument garder à l’esprit que rien ne remplace actuellement les revues scientifiques établies, qui entretiennent un rapport de longue date avec leur diffuseur. Les nouvelles revues peuvent constituer d’importantes sources d’information, particulièrement dans les domaines de surspécialisation. Mais malheureusement, tout comme les « faits alternatifs », les « revues alternatives » reposent davantage sur la cupidité, la malhonnêteté et la prédation. ## Footnotes * Les opinions exprimées dans cet éditorial sont celles de l’auteur et ne représentent pas nécessairement celles de l’Association médicale canadienne ou ses filiales. * **Intérêts concurrents:** E.J. Harvey est médecin chef chez Greybox Solutions; il est cofondateur et directeur de l’innovation médicale de NXTSens Inc, cofondateur et médecin chef de MY01 Inc. et cofondateur et directeur de Strathera Inc. Il bénéficie du soutien institutionnel de J & J, DePuy Synthes, Stryker et Zimmer, et il fait partie du conseil d’administration de l’Orthopedic Trauma Association et de l’Association canadienne d’orthopédie. Il s’agit d’un article en libre accès distribué conformément aux modalités de la licence Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0), qui permet l’utilisation, la diffusion et la reproduction dans tout médium à la condition que la publication originale soit adéquatement citée, que l’utilisation se fasse à des fins non commerciales (c.-à-d., recherche ou éducation) et qu’aucune modifcation ni adaptation n’y soit apportée. Voir : [https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/deed.fr](https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/deed.fr). ## Références 1. Time to break academic publishing’s stranglehold on research. NewScientist 2018, Nov. 21. Available: [https://www.newscientist.com/article/mg24032052-900-time-to-break-academic-publishings-stranglehold-on-research/#ixzz6wX2PICff](https://www.newscientist.com/article/mg24032052-900-time-to-break-academic-publishings-stranglehold-on-research/#ixzz6wX2PICff) (accessed 2021 May 31). 2. Grudniewicz A, Moher D, Cobey KD, et al. Predatory journals: no definition, no defence. Nature 2019;576:210–2. [CrossRef](http://canjsurg.ca/lookup/external-ref?access_num=10.1038/d41586-019-03759-y&link_type=DOI) [PubMed](http://canjsurg.ca/lookup/external-ref?access_num=http://www.n&link_type=MED&atom=%2Fcjs%2F64%2F3%2FE359.atom)